La jeune femme aux myosotis allait périr. L’histoire était inscrite. On ne bifurquait jamais des chemins du Grand Traceur.
Ariane accrochait dans ses boucles châtain clair les myosotis bleus qu’elle venait de cueillir dans le jardin, juste à côté des pavots. Elle savoura les dernières gorgées de son thé qui avait ce matin-là un léger goût de noisette. Elle ouvrit sa commode en bois blanc et caressa la couverture d’un petit carnet vert comme la sauge. Elle sortit son maquillage, ses pinceaux et se fixa intensément dans le miroir. Elle teinta avec précision ses lèvres d’un rouge amarante, puis elle exécuta avec du bleu céruléen les peintures traditionnelles de son clan. Sur son élégant visage se dessinait un demi-soleil au centre du front, puis un point sur chaque joue. Elle effleura de ses doigts le grain de beauté en dessous de son oeil gauche, pensive. Elle avait tenu à se préparer seule. Le résultat était à la hauteur. Il n’y avait que son regard perdu dans l’infini de son monde intérieur qui dénotait.
« La cérémonie va commencer, es-tu prête ? », s’enquit la voix de son père derrière la porte en chêne.
Ariane avança vers le seuil de sa chambre, les mains légèrement tremblantes. Elle ne pensait pas être aussi nerveuse. Elle avait eu un mois pour se préparer mentalement à ce jour. Certains diraient même qu’elle avait eu toute sa vie pour cela. En tant que fille aînée du chef de clan, c’était son rôle. Sa probité et, par extension, celle de tous les Cascatelles était en jeu.
Elle inspira. Ses lèvres esquissèrent un sourire tandis qu’elle ouvrait la porte.
« Allons-y. »
Il lui tendit son bras pour l’escorter. Elle cacha derrière son sourire inébranlable sa déception de n’avoir aucun commentaire sur ses apprêts. Son père était un homme de peu de mots. Elle-même n’était pas très bavarde, mais elle distribuait avec bon coeur les éloges. D’ailleurs, ce matin, alors qu’elle complimentait la servante pour ce thé si délicieux et réconfortant, cette dernière en avait eu les larmes aux yeux. Mathilde était toute jeune et ne travaillait pour sa famille que depuis quelques semaines. Ariane regrettait de ne pas avoir eu le temps de mieux la connaître. Peut-être auraient-elles pu devenir complices ?
Ils descendirent le large escalier en silence. Seule la longue robe blanche aux manches ballons produisait un léger frottement contre le tapis incarnat. Ils passèrent devant les portraits de leurs ancêtres. Ariane s’attarda sur celui de sa grand-mère. Les yeux de la vieille femme pétillaient de la même malice que les souvenirs que l’on avait d’elle. Elle racontait toujours des histoires extraordinaires dont elle était l’héroïne. Des contes où un chaudron magique guidait les pas, dispensait sa sagesse avec bienveillance et dotait ses disciples de grand pouvoir pour embellir le monde.
Le peintre avait créé un tableau si vivant qu’Ariane avait parfois l’impression de voir le regard de son aïeule la suivre. Elle compara ses mains fines et nues aux mains noueuses et chargées de bagues en bronze de son aînée, posées sur une étoffe vert amande. Elle aurait aimé porter la chevalière gravée d’un cercle flamboyant. Particulièrement en ce jour.
Sa grand-mère le lui avait léguée. Son père avait refusé. Il avait fondu tous les apparats de la défunte pour sceller son tombeau. C’était une pratique des Cascadelles devenue rare. On ne croyait plus guère aux histoires de revenants. Elles n’étaient plus que des contes qu’on se raconterait ce soir-là, au coin du feu. Ce serait la nuit des ancêtres qui marquait aussi la nouvelle année. Pour une nouvelle vie.
Ou une nouvelle désolation.
Arrivés au bas des escaliers, le coeur d’Ariane battait étrangement au ralenti. Elle eut un sursaut d’angoisse qui tenta de réactiver son instinct. Elle serra le bras de son père.
« Le Grand Traceur a parlé. Personne n’y peut rien, Ariane. Je ne subirai pas un affront public. »
Son thé ! Du pavot ! Elle s’efforça de se défaire de l’emprise de son père. Il la retint fermement. Elle vit des larmes au bord de ses yeux. Ça n’avait aucun sens ! Pourquoi avait-il fait cela ? Pourquoi pleurait-il ?
Et, une évidence. Ce n’était pas un mariage. Il ne s’agissait pas de s’unir à un autre clan. Un tribu. Un sacrifice.
Son esprit s’engourdissait. Ses jambes la portaient à peine quand ils atteignirent l’immense porte d’entrée. Une femme vêtue d’une toge vert amande s’approcha. Elle renversa sur la tête d’Ariane une jarre d’huile parfumée. Sa robe collait à sa peau. Elle avait envie de vomir. De crier. De fuir.
Le soleil s’engouffra dans le manoir. L’odeur de l’encens. Le bûcher apprêté. La foule réunie. Les larmes débordèrent de ses yeux.
Quelque chose dans sa main.
Un murmure.
« Meaowa Shar »
Son esprit tressaillit.
Les premiers mots sur le carnet de sa grand-mère. Celui qu’elle gardait secrètement dans sa commode.
Elle se les répéta. Une adjuration. Une théurgie.
Une incantation.
Ariane vit un objet scintillant tomber de sa main. Elle observa son corps endormi porté au bûcher. Son père l’alluma. Les flammes incarnates rongèrent le bois. L’embrasement. L’odeur de la chair. Les chants rituels des prêtres. Les cinq clans. Les cris de joie. Le rouge et le gris. Sa disparition.
Elle vomit.
Elle comprit alors. Elle scruta les mains inconnues de ce corps. Elle toucha les longs cheveux raides et noirs de jais. Les vêtements gris de maure. Son coeur s’accéléra. Son coeur ? Celui de Mathilde. La jeune servante qui l’avait sciemment laissée boire le thé drogué. Elle sourit et effleura ces lèvres étrangères avec amertume. Elle était la complice de son père. De tous ces gens. Elle pouvait bien brûler !
« Reprends la bague et rejoins-moi sous le grand chêne », lui murmura la femme en vert.
Le même murmure. L’objet qu’elle avait senti contre sa paume.
Ariane s’avança dans l’herbe, à quelques pas de son père. Elle ramassa le bijou, la gorge nouée. Il se retourna et la toisa. Puis porta à nouveau son regard sur les flammes. Elle se retint de le pousser.
« Arrachez les myosotis et les pavots. »
Elle acquiesça et s’éloigna.
Elle était perdue. Elle se mordait les lèvres pour ne pas cracher toute sa colère sur son père. Elle serrait les poings en imaginant brûler la foule avec ce même bûcher où gisait son corps. Elle avançait un pas après l’autre. Pleine d’expectatives aussi pour ce petit bijou.
Une fois arrivée au grand chêne, elle osa ouvrir sa main pour observer l’objet. Le cercle enflammé semblait vibrer sur la chevalière. Elle pleura de joie. De rage aussi.
« Le Chaudron t’a choisi », déclara la femme aux cheveux auburn. Elle posa au creux de la main d’Ariane un myosotis. Il crépita
Elle le regarda brûler. Longtemps. Impassible à sa chaleur. Hypnotisée par la danse rougeoyante. Les ondulations répandirent la fureur.
Tous les myosotis autour de la maison s’embrassèrent. Des pétales de feu vinrent lécher la foule hurlante. Un ouragan déchaîné encercla le chef des Cascadelles. Il étouffa dans la fournaise. Les cendres saturaient l’air. Le bois de la demeure craqua. Les tapis, les rideaux se consumèrent. Les tableaux furent incinérés. Sauf un. La grand-mère souriait toujours. Du même sourire acerbe que la fille aux cheveux noirs de jais. La furie des flammes dansait dans leurs yeux.
La jeune femme aux myosotis avait péri.
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